
Sabaa Khan et le Dr. Faiz Ahmad Khan ont partagé leurs recherches lors du colloque annuel de l’Institut nordique du Québec (INQ) sous le thème Santé – Climat – Environnement les 12 et 13 mai 2025 à l’UQAM.
L’Arctique, le cœur de notre santé planétaire, est encore largement perçu comme un territoire lointain, isolé, voire périphérique. Cette région, habitée depuis des millénaires par des peuples autochtones détenteurs de savoirs profonds, est aujourd’hui l’un des épicentres les plus visibles des inégalités environnementales.
La mission de la Fondation David Suzuki est claire : préserver la diversité de la nature et le bien-être de toutes les formes de vie. Mais pour que cette mission soit véritablement juste, elle doit s’enraciner dans la justice environnementale et la gouvernance décolonisée. La justice environnementale réfère au droit de chaque individu de vivre dans un environnement sain. Par gouvernance décolonisée, on entend la déconstruction des héritages juridiques coloniaux, c’est-à-dire, des politiques, des pratiques et des structures mises en place par les anciennes puissances coloniales, au détriment des peuples autochtones et de leurs terres ancestrales.
Comprendre la gouvernance décolonisée
La gouvernance décolonisée – que ça soit au niveau de la population générale, des ordres professionnels et scientifiques ou des universités – nécessite d’abord, la reconnaissance et le respect du pluralisme de savoirs, de connaissances, et de cultures traditionnelles qui façonnent notre vivre-ensemble, nos relations sociales et notre cohésion communautaire.
Cette optique implique aussi la dénonciation de la valorisation de certaines communautés par rapport à d’autres, ou de certains savoirs par rapport d’autres – autrement dit, la logique coloniale.
Même si, aujourd’hui, on dénonce universellement les doctrines juridiques et religieuses du 15e siècle qui ont justifié et facilité la dépossession des peuples autochtones partout dans le monde et la destruction de leurs terres ancestrales, nous avons encore un long chemin à parcourir pour mettre fin aux inégalités qui perdurent en raison de ce legs colonial.
Cette optique implique aussi la dénonciation de la valorisation de certaines communautés par rapport à d’autres, ou de certains savoirs par rapport d’autres – autrement dit, la logique coloniale.
L’Arctique : un territoire au cœur des enjeux mondiaux
L’Arctique joue un rôle central dans la santé mondiale et reste pourtant à la périphérie de la coopération internationale. Même aujourd’hui, notre régime économique mondial et les lois qui le façonne, considèrent trop souvent l’Arctique comme un espace de compétition et d’exploitation des ressources, plutôt que comme une région qui doit être gouvernée dans le respect de l’autodétermination et des droits fondamentaux des peuples autochtones qui y vivent depuis des millénaires.
Les régimes internationaux économiques et environnementaux, qui ont une influence majeure sur les écosystèmes et les communautés de l’Arctique, ont largement été façonnés par les puissances coloniales cherchant à contrôler l’Arctique à leur avantage, que ce soit par l’extraction de ressources ou l’expansion militaire. Cette histoire a laissé de profondes cicatrices dans le tissu social, culturel et environnemental de la région.
Les communautés Inuit subissent encore les effets directs de ces dynamiques historiques : les taux de pauvreté y sont nettement plus élevés que dans le reste du Canada, les logements sont souvent surpeuplés et inadéquats, et l’accès à l’eau potable reste inégal.
Les régimes internationaux […] ont largement été façonnées par les puissances coloniales cherchant à contrôler l’Arctique à leur avantage, que ce soit par l’extraction de ressources ou l’expansion militaire.
Sur le plan environnemental, les femmes Inuite présentent des niveaux de PFAS (substances per- et polyfluoroalkylées) dans le lait maternel bien supérieurs à ceux observés dans la population du sud. C’est une conséquence directe de la contamination chimique à grande échelle liée aux circuits industriels mondiaux. La région arctique est aussi gravement impactée par la pollution plastique, qui affecte la faune, les écosystèmes et la santé humaine. C’est un exemple flagrant de la manière dont les choix de consommation et de production faits ailleurs dans le monde imposent un lourd fardeau toxique à des populations qui n’en sont pas responsables.
Ces réalités illustrent un déséquilibre flagrant : ce sont souvent les communautés qui ont le moins contribué aux crises environnementales qui en paient le prix le plus lourd. À l’ère des changements climatiques, si nous poursuivons la mondialisation économique selon une logique de « statu quo », ces inégalités vont non seulement persister, elles risquent de s’aggraver. La fonte des glaces, l’acidification des océans et la perte de biodiversité ne sont pas de simples phénomènes lointains; ce sont des réalités vécues au quotidien par les communautés du Nord, qui incluent les Inuit, ainsi que les Premières nations Crie et Naskapie.
Des progrès juridiques importants… mais encore fragiles
Depuis des décennies, les communautés Inuit signalent aux gouvernements mondiaux les menaces existentielles qu’elles affrontent — des menaces qui ont aussi des répercussions mondiales. Par exemple, les organisations Inuit jouent un rôle clé dans les efforts internationaux visant à contrôler les produits chimiques – incluant sous les Conventions de Stockholm et Minamata, ainsi que le Conseil de l’Arctique et l’Organisation maritime internationale.
Grâce à leurs efforts historiques et présents, ainsi que la mobilisation plus large des communautés autochtones et scientifiques des régions non arctiques, nous observons aujourd’hui de plus en plus de transformations dans la manière dont les lois sont élaborées, et surtout dans les voix qui sont désormais présentes autour des tables décisionnelles. Nous disposons, depuis l’année dernière, d’une première loi canadienne sur la justice environnementale.
Ces réalités illustrent un déséquilibre flagrant : ce sont souvent les communautés qui ont le moins contribué aux crises environnementales qui en paient le prix le plus lourd.
Cette loi représente un levier essentiel pour améliorer le bien-être des communautés arctiques, en exigeant que les décisions environnementales du gouvernement canadien tiennent compte des réalités locales, des savoirs autochtones et des inégalités systémiques qui affectent la santé, la sécurité alimentaire et le cadre de vie.
Une autre avancée importante concerne la reconnaissance du droit à un environnement sain, récemment inscrite dans la Loi canadienne sur la protection de l’environnement.
Pour les communautés de l’Arctique, cette reconnaissance représente une base juridique essentielle pour revendiquer des politiques environnementales qui tiennent compte de leurs conditions de vie uniques, des contaminants persistants qui menacent leur santé, et de la protection des écosystèmes dont dépend leur mode de vie.
Par cette réforme législative, le gouvernement fédéral a également reconnu que certaines communautés – en particulier autochtones, racisées ou isolées – sont touchées de manière disproportionnée par les dommages environnementaux. Ces évolutions juridiques, bien qu’imparfaites et encore insuffisantes, ouvrent la voie à une transformation plus équitable de nos politiques publiques.
Qu’il s’agisse de la pollution plastique, de la pollution chimique, des changements climatiques ou de la perte de biodiversité, les communautés arctiques subissent un fardeau disproportionné des dommages.
L’Arctique pourrait et devrait bénéficier pleinement de cette évolution. Qu’il s’agisse de la pollution plastique, de la pollution chimique, des changements climatiques ou de la perte de biodiversité, les communautés arctiques subissent un fardeau disproportionné des dommages.
Ces outils législatifs peuvent, et doivent, être utilisés pour protéger les écosystèmes fragiles du Nord, renforcer les droits des peuples autochtones et soutenir les communautés dans leur lutte contre les injustices environnementales et climatiques.
Le rôle central de la recherche
Dans ce contexte, les chercheurs et chercheuses ont un rôle crucial à jouer. En documentant les inégalités environnementales, en produisant des données localisées et en valorisant les savoirs autochtones, la recherche en partenariat autochtone peut devenir un outil encore plus puissant de plaidoyer et de transformation.
En s’appuyant sur les nouveaux cadres juridiques comme la loi sur la justice environnementale ou le droit à un environnement sain, les scientifiques peuvent contribuer à éclairer les politiques publiques, à appuyer les revendications des communautés et à coconstruire des solutions adaptées aux réalités nordiques.
C’est par une science ancrée dans la justice et la souveraineté autochtone que nous pourrons construire des solutions adaptées, durables et justes.
La prochaine génération de recherche arctique doit être menée en partenariat véritable avec les communautés Inuit, comme détentrices de savoirs, décideuses et innovatrices. C’est par une science ancrée dans la justice et la souveraineté autochtone que nous pourrons construire des solutions adaptées, durables et justes.
La recherche partenariale, menée avec les communautés Inuit — et non plus sur elles — est la voie à suivre. Elle doit être guidée par des principes de justice, de réciprocité, de respect des droits, et de souveraineté des peuples autochtones sur leurs savoirs.
Une gouvernance décolonisée pour un avenir viable
Aujourd’hui, nous faisons face à une vérité brutale : L’effondrement climatique, la pollution généralisée, l’érosion des écosystèmes et les risques géopolitiques convergent pour remettre en question non seulement la stabilité de la biosphère, mais aussi les fondations mêmes de la communauté internationale que nous avons bâtie après la Seconde Guerre mondiale.
Ce système, fondé sur la paix, la coopération et la sécurité collective, est profondément fragilisé par les crises écologiques, dont l’Arctique est l’un des épicentres les plus visibles.
Nous ne pouvons plus nous permettre de sous-estimer les menaces qui pèsent sur cette région stratégique et vulnérable. Ni de perpétuer les approches extractives ou paternalistes de la recherche scientifique qui ont, pendant des décennies, marginalisé les voix autochtones et extrait leur savoir sans réciprocité.
Les savoirs et connaissances Inuit doivent non seulement façonner les décisions qui touchent directement les territoires nordiques, mais également éclairer les transitions écologiques partout dans le monde.
Enfin, nous devons reconnaître que la science, la technologie et l’innovation ne sont jamais neutres. Elles sont profondément enracinées dans des contextes sociaux, politiques et culturels.
Les savoirs et connaissances Inuit doivent non seulement façonner les décisions qui touchent directement les territoires nordiques, mais également éclairer les transitions écologiques partout dans le monde.
Nous invitons toutes les personnes engagées — chercheur.euse.s, communautés, décideurs et allié.e.s — à réfléchir à leur rôle dans la promotion de la justice environnementale arctique. Car il ne s’agit pas d’un problème lointain : c’est une urgence mondiale qui nécessite des actions concrètes, fondées sur le respect, la solidarité et la justice.