Dans cet article, Melissa Mollen Dupuis nous explique que « clairement, nous devrions décoloniser nos esprits et laisser la Terre redevenir la Terre plutôt que de faire pousser de la pelouse sur Mars. Car la première option est inspirée de la science-fiction et la seconde est clairement ancrée et soutenue par la science ».

Depuis le début de l’année 2025, les changements climatiques continuent de nous impacter, tout comme l’accélération du néo-colonialisme, et ce, à travers bien des façons.

Cela se traduit notamment par les assauts de pays militairement plus puissants sur d’autres pays convoités pour leurs richesses, par les menaces de tarifs économiques ou même par une forme de colonisation par la pollution à travers, par exemple, la fast-fashion.

Les choix économiques de consommation de toute une partie de la planète impactent l’autre partie de cette même planète. En ce moment les oligarchies partout à travers le monde jouent au Monopoly des ressources, calculant qu’à titre de client.e.s, de mains d’œuvres ou d’obstacles économiques.

Rien qu’au Québec, je pourrais vous parler des hypothétiques kilowatts pour lesquels des personnes voudraient harnacher de vraies rivières. Je pourrais vous parler des hypothétiques usines pour lesquelles de vraies forêts sont coupées. Je pourrais vous parler de nombreux enjeux pour lesquels certains voudraient mettre les caribous en enclos.

Vous pourriez ensuite me traiter d’autochtono-envionmentalo-sentimentalo-woke-taliste, mais je vais vous parler du point de départ de ma pensée. Un des symboles les plus coloniaux, écologiquement et économiquement insensés : la pelouse.

La pelouse, comme les êtres humains, cherche à coloniser le moindre racoin, le moindre espace de la planète et encore plus qu’avant.

Ne vous trompez pas! Je ne déteste pas la pelouse. J’ai d’ailleurs de très beaux souvenirs reliés à la pelouse. Rouler le long d’une colline ne s’apprécie qu’avec du gazon bien touffu et courir pieds nus, on n’en parlera même pas.

Un de mes plus beaux souvenirs étant avec mes cousins et cousines à Victoriaville, par une belle journée de juillet. Je me souviens encore de l’odeur! Ayant grandi en Minganie sur la Côte-Nord, les vacances d’été étaient réservées à visiter la famille de mon père. Je me souviens quand j’avais dit à ma cousine : « Wow! Il est vraiment beau le foin chez vous! », bien admirative du gazon de la maison familiale de ma grand-mère où absolument rien, sauf une belle herbe douce et bien coupée, régnait. Je me souviens l’avoir fait rigoler parce que j’appelais ça du foin. Le contraste doux et verdoyant contre l’asphalte noir fraichement goudronné donnait tout simplement envie de se rouler dedans.

J’avais appelé ça du foin, parce que c’était pas mal ça qui poussait dans ma cour et celle de mes voisin.e.s à Ekuanitshit. Un mélange d’élyme des sables, d’iris versicolores, de matricaires odorantes, d’achillées millefeuilles, d’épilobes à feuilles étroites, de plantains majeurs, et bien sûr, de pissenlits…toutes ces plantes qui poussaient en quantités assez abondantes pour combler les besoins d’enfants qui veulent faire des bouquets ou inventer des potions.

Mais quand le besoin d’éliminer ces hautes plantes avec la tondeuse ou avec des feux contrôlés s’est présenté, ce qui restait était loin d’être doux à mes petits « petons » de fillette. Alors croiser du foin, doux pour les pieds et moins coupant pour les mollets, c’était aussi marquant que de croiser les arbres géants qu’on ne retrouve pas au nord. Mais quand je dis « régnait », je veux dire que le gazon était roi et maître de cette cour et de la banlieue. Je me disais souvent : « Que Tshishe Manitu me protège si l’idée me prend de marcher dessus, me rouler dedans ou même l’arracher et le lancer dans les airs comme des confettis! »

J’ai compris assez tôt la différence entre les herbes d’une réserve de la Côte-Nord et la pelouse de Victoriaville : l’accessibilité. Toute mon enfance, traverser la cour de mes voisin.e.s en diagonale, était naturel et sans question. Mais aussitôt qu’une belle pelouse, une grande clôture ou une pancarte marquée « Terrain privé » apparaissaient, celles-ci venaient se planter entre moi et mon droit naturel de marcher. J’ai commencé très jeune à voir ces lignes invisibles et inventées pour délimiter la colonie.

J’ai compris assez tôt la différence entre les herbes d’une réserve de la Côte-Nord et la pelouse de Victoriaville : l’accessibilité.

L’île de la Grande Tortue a été partagée et découpée en morceaux comme un gros gâteau. Ironiquement, la ligne imaginaire entre le Canada et les États-Unis a sa propre pelouse qui mesure près 2,171 km. Ces deux pays sont responsables des trois mètres qui les séparent d’un bord et l’autre de la frontière. La Commission de la frontière internationale rapporte un budget annuel de 1,4 million de dollars pour l’entretien de celle-ci. Ça fait cher la tondeuse.

Pour moi, l’arrivée de la pelouse sur ce continent a été la colonisation non seulement du territoire, mais aussi de nos esprits. Nous sommes devenu.e.s prisonnier.ère.s d’une formule, d’un système, d’une représentation du statut économique. Je me projette dans un souvenir où mon mari me faisait visiter son village et me disait : « Clairement, l’état de la pelouse du voisin, c’est important! ».

Pour moi, l’arrivée de la pelouse sur ce continent a été la colonisation non seulement du territoire, mais aussi de nos esprits.

La pelouse est un concept qui a colonisé le monde. Il existe des lois pour la protéger, pour forcer le voisinage à la respecter et même empêcher les gens de la remplacer. Pourtant, de plus en plus de personnes veulent décoloniser leur pelouse! Au lieu du sacro-saint gazon, pourquoi ne pas y planter des fleurs indigènes pour les pollinisateurs, y faire pousser des potagers et même juste cesser de les arroser constamment?

Depuis les temps médiévaux, la pelouse est apparue avec les prés communaux, que les seigneurs mettaient à disposition de leurs sujets pour faire paître leurs animaux et montrer leur statut social de bons chrétiens, jusqu’à aujourd’hui, ou l’on peut être accueillis par un gazon manucuré de 362 000 m2 qui dit « Bienvenue à Dubaï » en plein milieu du désert.

La pelouse, comme les êtres humains, cherche à coloniser le moindre racoin, le moindre espace de la planète et encore plus qu’avant.

Le 4 novembre dernier, le gros titre du Financial Times était « Elon Musk stationne sa Tesla sur la pelouse de la Maison-Blanche », soulignant le pouvoir supplémentaire que le milliardaire avait gagné avec l’élection de Donald Trump.

Elon Musk, l’homme le plus riche de la terre, partage depuis longtemps son rêve d’aller coloniser Mars. La Nasa et SpaceX ont l’intention d’aller sur Mars d’ici 20 ans. Un rêve qu’il caresse et cherche à accomplir depuis des années. Ce qui implique de terraformer cette planète lointaine à l’aide de plantes terrestres, avec une plante en particulier : une sorte de mousse des steppes, également connue sous le nom de Syntrichia caninervis, qui se trouve dans les paysages désertiques extrêmes du Tibet et de l’Antarctique. Des expériences en laboratoire démontrent qu’elle peut faire face à des températures glaciales et à des niveaux de rayonnement mortels similaires à la surface martienne. Une plante parfaite pour aller coloniser Mars!

En 2024, l’astrophysicien Neil deGrasse Tyson a souligné l’absurdité du plan en mettant de l’avant : « Si c’est le plan pour la planète B, qu’est-ce que tu as fait à la Terre pour devoir la quitter? […] Mais si tu es assez bon pour transformer Mars en planète Terre, tu devrais être assez bon pour transformer la planète Terre en planète Terre et ne pas avoir besoin de partir! » (article en anglais).

Clairement, nous devrions décoloniser nos esprits et laisser la Terre redevenir la Terre plutôt que de faire pousser de la pelouse sur Mars.

Clairement, nous devrions décoloniser nos esprits et laisser la Terre redevenir la Terre plutôt que de faire pousser de la pelouse sur Mars. Car la première option est inspirée de la science-fiction et la seconde est clairement ancrée et soutenue par la science.