
Dans ce texte, Elizabeth Zarpa explique ce que la Marche commémorative des femmes signifie pour elle, de même que ce que la justice pour les femmes, les filles et les personnes 2ELGBTQQIA+ autochtones disparues et assassinées représente pour nos relations avec la Terre et le monde naturel. (Photo : Elizabeth Zarpa)
Le 14 février prochain marquera la 33e Marche commémorative des femmes annuelle, où des milliers de gens se rassembleront un peu partout sur l’Île de la Tortue, en mémoire des femmes, des filles et des personnes issues de la diversité sexuelle et de genre (2ELGBTQQIA+) autochtones disparues ou assassinées. La violence systémique contre les femmes et les filles autochtones, une crise d’hier et d’aujourd’hui, est largement documentée. Elle est profondément enracinée dans le colonialisme, dans la dépossession des peuples autochtones des territoires qu’ils ont habités et gérés pendant des millénaires, ainsi que dans la dégradation environnementale et l’exploitation de leurs terres et eaux ancestrales.

En 2019, l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées a débouché sur 231 « appels à la justice ». Cette enquête a clairement mis en lumière le lien étroit entre les industries extractives au Canada et la violence systémique contre les femmes, les filles et les personnes 2ELGBTQQIA+ autochtones, en indiquant noir sur blanc que les projets d’exploitation et les campements industriels temporaires contribuent à accroître les risques de violence physique et sexuelle à leur endroit.
En vertu de l’appel à la justice 13.4, il est demandé aux « gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux de financer des enquêtes et des recherches supplémentaires afin de mieux comprendre le lien entre l’extraction des ressources, et d’autres projets d’exploitation, et la violence contre les femmes, les filles et les personnes 2ELGBTQQIA autochtones ».
Elizabeth Zarpa, juriste et avocate Inuit de la communauté de Happy Valley-Goose Bay (Labrador), a participé à l’Enquête nationale en tant que conseillère pour l’organisation nationale qui représente les Inuit au Canada, Inuit Tapiriit Kanatami. Dans ce texte bien personnel, elle explique ce que la Marche commémorative des femmes signifie pour elle, de même que ce que la justice pour les femmes, les filles et les personnes 2ELGBTQQIA+ autochtones disparues et assassinées représente pour nos relations avec la Terre et le monde naturel.
– Sabaa Khan, directrice générale pour le Québec et l’Atlantique, Fondation David Suzuki
Le 14 février 2014, pour la première fois de ma vie, j’ai participé à la Marche commémorative des femmes annuelle dans le Downtown East Side à Vancouver, sur les territoires non cédés des xʷməθkwəy̓əm, des Sḵwx̱ wú7mesh et des Səlil̓wətaʔɬ. Cette expérience a changé ma vie.
C’est près du centre d’amitié local, à l’intersection des rues Main et East Hastings, que la marche a débuté. Toutes les personnes participantes s’y sont réunies en grand cercle et les femmes ont commencé à jouer du tambour et à chanter. Au son des percussions et des voix, j’ai levé les yeux et j’ai aperçu une myriade d’aigles, tout autour de nous. J’étais émerveillée par ces oiseaux, qui représentent de puissants cadeaux du monde spirituel. Quelqu’un m’a alors expliqué que c’était un phénomène récurrent, qui se répétait à chaque Marche commémorative des femmes, année après année. Les aigles se manifestaient de la même manière, le même jour.
Peu de temps après, nous avons commencé à défiler dans les rues du Downtown East Side par centaines. Je n’avais pas la moindre idée de ce que j’allais vivre.
La violence infligée à leur endroit par l’État, l’Église et la police a joué un rôle déterminant dans l’histoire et la formation du système colonial de ce pays.
En marchant, j’ai vu, senti et ressenti l’inimaginable. De temps à autre, nous nous arrêtions et les femmes autochtones se mettaient à jouer du tambour et à chanter de tout leur cœur. J’ai perdu le compte de nos escales pendant la marche, qui a semblé durer des jours. C’était un pèlerinage au cœur de réalités très sombres, étrangères à la plupart des gens, tapies dans les rues, les collectivités, les hameaux et les villes de cet endroit appelé le Canada. Dans le périmètre étroit du Downtown East Side, le quartier le plus pauvre du pays, des centaines de femmes, de filles et de personnes 2ELGBTQQIA+ autochtones sont parties pour l’au-delà.
La Marche commémorative des femmes honore la mémoire de celles qui ne sont plus là. Mais ce que j’ignorais à ce moment-là, c’est que la réalité des femmes et des filles autochtones disparues et assassinées allait devenir un peu trop familière pour moi.
Je ne le savais pas encore, mais ma meilleure amie d’enfance avait été assassinée la veille, le 13 février 2014. C’est sans doute en partie pourquoi la nuit du 14 février 2014, dans une auberge de Vancouver, je n’arrivais pas à trouver le sommeil. Je n’arrêtais pas de repenser à la marche dans le Downtown East Side, aux femmes qui chantaient et frappaient les tambours en hommage aux disparues. Tout me revenait : les odeurs, les sons, les images, les sensations. Tout était gravé dans ma mémoire. Cette nuit-là, ce serait la première d’une longue série où je n’arriverais pas à fermer l’œil à cause de ce qui m’attendait.
Peu après le 14 février 2014, une opération de recherche nationale a été lancée pour retrouver mon amie, Loretta-Lorett, comme je l’appelais. Elle était portée disparue. On a découvert plus tard qu’elle avait été victime d’un homicide commis par ses deux colocataires – elle et son enfant à naître.
Par moments, on peut trouver épuisant et redondant de répéter les histoires des séquelles intergénérationnelles laissées par la violence coloniale au Canada. Parfois, raconter ces récits ravive les traumatismes. Mais les réalités des maux qui continuent d’affliger les femmes et les filles autochtones ne sont pas chose du passé; elles perdurent.
Cette expérience horrible m’a amenée à comprendre que les femmes, les filles et les personnes 2ELGBTQQIA+ autochtones subissent bien trop souvent cette forme de violence coloniale dans leur communauté… Le Canada camoufle des antécédents de violence à l’égard des peuples autochtones. La violence infligée à leur endroit par l’État, l’Église et la police a joué un rôle déterminant dans l’histoire et la formation du système colonial de ce pays.
Cet état de fait a été énoncé récemment dans le rapport final de Kimberly Murray, interlocutrice spéciale pour les enfants disparus et les tombes et les sépultures anonymes en lien avec les pensionnats indiens. L’histoire de la violence coloniale est aussi bien présentée dans d’autres documents publics, notamment les rapports finaux de la Commission de vérité et réconciliation du Canada et de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées.
Par moments, on peut trouver épuisant et redondant de répéter les histoires des séquelles intergénérationnelles laissées par la violence coloniale au Canada. Parfois, raconter ces récits ravive les traumatismes. Mais les réalités des maux qui continuent d’affliger les femmes et les filles autochtones ne sont pas chose du passé; elles perdurent. Pour y mettre fin, il faut mettre en lumière ces dures vérités. Elles sont d’ailleurs plus présentes dans certains secteurs de l’économie canadienne que d’autres, comme en témoigne la section « Projets d’extraction de ressources et violence à l’égard des femmes autochtones » du rapport final de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées.
Terre d’abondance, notre grand pays foisonne de ressources naturelles, dont l’extraction est commandée par l’économie et la mondialisation. C’est une nouvelle vague de néocolonialisme qui frappe aujourd’hui de plein fouet les peuples autochtones. Elle se déploie à travers le langage, les lois et le pouvoir de l’exploitation des ressources naturelles.
Cette section comprend des témoignages de femmes autochtones, qui racontent leur expérience de la violence, des drogues et de l’alcool provenant de « campements d’hommes », des installations créées pour les projets d’extraction de ressources naturelles. Il apparaît clairement que la violence contre la Terre est intimement liée à la violence contre les femmes et les filles autochtones, un constat qui fait l’objet des appels à la justice 13.1 et 13.5 de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées.
Ces réalités – qu’une partie de la population canadienne préfère simplement ignorer, en toute impunité – reflètent la pertinence et la nécessité de continuer de militer pour la justice par des manifestations, des rapports, des appels à l’action et à la justice ainsi que d’autres recommandations et commissions sur les réalités des femmes, des filles et des personnes 2ELGBTQQIA+ autochtones disparues et assassinées. Ce militantisme permet de continuer de jeter une lumière inconfortable mais nécessaire et salutaire sur les inégalités sociales perpétuées par les systèmes de pouvoir en place, ancrés dans l’oppression et la dépossession des peuples autochtones. La dépossession de nos terres traditionnelles et ancestrales, de nos langues, de nos cultures, de nos lois, de nos communautés, de nos familles – de nos modes de vie et moyens de survie.
La colonisation tire parti de la dépossession et de l’oppression des peuples autochtones. D’ailleurs, le déracinement de ces communautés de leurs terres ancestrales est une pratique ancrée depuis longtemps dans l’histoire coloniale du Canada. Le gouvernement fédéral a forcé les Premières Nations à vivre sur des réserves et a réinstallé des Inuit contre leur gré dans des lieux étrangers, par désir de contrôle sur ces peuples nomades. Terre d’abondance, notre grand pays foisonne de ressources naturelles, dont l’extraction est commandée par l’économie et la mondialisation. C’est une nouvelle vague de néocolonialisme qui frappe aujourd’hui de plein fouet les peuples autochtones. Elle se déploie à travers le langage, les lois et le pouvoir de l’exploitation des ressources naturelles.
Face à cette exploitation, indissociable de la violence contre les femmes et les filles autochtones, nous marchons, nous écrivons, nous lisons, nous prions, nous chantons, nous nous rassemblons, nous dansons et nous militons pour honorer la mémoire des personnes disparues et continuer d’aplanir les inégalités socioéconomiques et environnementales qui rendent vulnérables les femmes, les filles et les personnes 2ELGBTQQIA+ autochtones. Nous continuons, même si c’est un travail épuisant émotionnellement, difficile et, par moments, traumatisant.
Au Canada, peu de personnes ont appris ou vécu l’histoire et les réalités mises en lumière dans ce texte, mais mystérieusement, les aigles, eux, comprennent.