
En avril 2024, Ottawa a accueilli la quatrième séance du Comité intergouvernemental de négociation sur la pollution plastique. De grandes quantités de produits chimiques sont utilisées dans la production du plastique.
Le 7 mai dernier, lors du colloque « Iniquités environnementales » de l’ACFAS, nous avons exploré une question centrale, mais souvent ignorée : pourquoi la réglementation des produits chimiques échoue-t-elle à protéger efficacement la santé humaine et l’environnement?
Un héritage toxique
Comprendre cet échec demande de revenir en arrière, au moment où les substances chimiques sont entrées massivement sur le marché. C’est après la Seconde Guerre mondiale, dans les années 1950, que la production commerciale de produits chimiques a explosé. Plastiques, pesticides et autres substances synthétiques – développés initialement pour un usage militaire – se sont retrouvés dans les produits de consommation, l’agriculture et l’industrie, sans cadre réglementaire sérieux.
Pendant des décennies, ces produits ont été utilisés sans évaluation de leur dangerosité. Ce n’est qu’à partir des années 1970 que des lois ont vu le jour aux États-Unis, et encore plus tard au Canada, avec la Loi canadienne sur la protection de l’environnement (LCPE) en 1988, modernisée en 1999 puis en 2023.
Plastiques, pesticides et autres substances synthétiques – développés initialement pour un usage militaire – se sont retrouvés dans les produits de consommation, l’agriculture et l’industrie, sans cadre réglementaire sérieux.
L’illusion de la sécurité
Des milliers de produits chimiques ont été « hérités » du passé, c’est-à-dire qu’ils étaient déjà sur le marché avant l’adoption de toute réglementation. Ces substances ont été exemptées d’évaluations de sécurité rigoureuses. Encore aujourd’hui, la majorité des substances utilisées n’ont jamais été testées pour leurs effets à long terme.
- Sur 95 000 produits chimiques industriels examinés par l’ONU, seulement 220 avaient des données sur leur dégradation dans l’environnement.
- La commission Lancet a révélé que moins de la moitié des 5 000 produits chimiques les plus utilisés avaient subi des tests de toxicité.
Le cas du Canada
Le Plan de gestion des produits chimiques (PGPC) du Canada, en place depuis 2006, évalue les substances une par une. Ce programme ignore souvent les effets cumulatifs des substances chimiques en combinaison — une réalité pourtant incontournable dans l’environnement et nos corps.
Pire encore, les entreprises peuvent invoquer la confidentialité pour éviter de révéler la composition ou la toxicité de leurs produits. Cela empêche l’accès public à l’information, même lorsque le gouvernement possède les données. Contrairement à l’Union européenne ou aux États-Unis, le Canada ne dispose pas d’une base de données centralisée, accessible au public, sur les produits chimiques.
Réglementations comparées
Bien que les approches diffèrent selon les régions, on retrouve des lacunes similaires. Aux États-Unis, la loi TSCA (Toxic Substances Control Act) repose sur une approche fondée sur le risque, où le fardeau de la preuve pèse majoritairement sur l’État. La réforme de 2016 a renforcé certains aspects, mais l’industrie conserve une large marge de manœuvre pour revendiquer la confidentialité. Le Canada, avec la LCPE, a intégré une approche plus précautionneuse depuis sa réforme de 2023, mais reste freiné par les mêmes problèmes : transparence limitée, tests insuffisants, auto déclaration des données par les entreprises.
L’Union européenne (UE), avec son règlement REACH, est souvent perçue comme plus rigoureuse : elle impose une obligation de preuve aux entreprises, exige des données avant la mise en marché, et offre une meilleure transparence. Toutefois, même dans l’UE, les processus sont lents, le principe de précaution est faiblement appliqué, et la charge de la preuve reste difficile à faire respecter. Dans toutes les juridictions, la réglementation reste réactive plutôt que préventive.
Une éthique du progrès?
Cela soulève des questions fondamentales :
- A-t-on le droit d’exposer des populations à des risques invisibles, simplement parce que le danger n’a pas encore été prouvé?
- Les personnes ont-elles le droit de savoir ce à quoi elles sont exposées?
- Est-il juste que les profits des entreprises priment sur la santé publique? A
- vons-nous une responsabilité morale envers les générations futures?
Vers un vrai changement?
Les cadres actuels sont lents à favoriser des alternatives plus sûres. Malgré les progrès, la réglementation des produits chimiques reste structurellement incapable de répondre à la complexité des risques environnementaux modernes. La réforme profonde de ces régimes exige une vision éthique, démocratique et intergénérationnelle.
Malgré les progrès, la réglementation des produits chimiques reste structurellement incapable de répondre à la complexité des risques environnementaux modernes.
Les solutions
Pour renforcer la sécurité de la réglementation des produits chimiques pour la santé humaine et environnementale au Canada, plusieurs principes clés devraient être mis en œuvre. Tout d’abord, l’adoption du principe « pas de données, pas de marché » garantirait qu’aucun produit chimique ne puisse être fabriqué, importé ou vendu sans données suffisantes sur sa sécurité, transférant ainsi la charge de la preuve à l’industrie et empêchant l’entrée non contrôlée de substances nocives sur le marché.
Le Canada devrait également réglementer les produits chimiques par groupes ou classes plutôt qu’individuellement, afin de combler les lacunes qui permettent aux fabricants de remplacer un produit chimique dangereux par un autre de structure similaire. La création d’un registre national et accessible au public des substances chimiques, similaire au registre fédéral des plastiques lancé en 2024, accroîtrait la transparence et permettrait aux chercheur.euse.s, aux communautés et aux autorités de mieux suivre l’utilisation et l’exposition aux produits chimiques. Par ailleurs, l’abandon de la réglementation post-commercialisation des cosmétiques, au profit d’une évaluation préalable à la mise en marché, renforcerait la protection des consommateur.rice.s.
L’intégration du principe de justice environnementale dans la réglementation des produits chimiques permettrait de donner la priorité aux communautés touchées de manière disproportionnée — souvent à faible revenu ou autochtones — dans les processus décisionnels. Enfin, les autorités réglementaires doivent prendre en compte les effets cumulatifs des expositions chimiques à travers l’air, l’eau, l’alimentation et les produits de consommation, en reconnaissant que les expositions réelles sont rarement isolées.
Ensemble, ces réformes rapprocheraient la réglementation canadienne des meilleures pratiques internationales tout en protégeant la santé et l’environnement.