Les pollinisateurs indigènes disparaissent tranquillement, des brillantes abeilles de la sueur aux industrieuses abeilles maçonnes.

On croit souvent que les abeilles se réduisent à l’« abeille mellifère », cet insecte prolifique qui butine de fleur en fleur, récoltant du nectar et du pollen pour sa ruche. Importants pollinisateurs pour l’agriculture, les abeilles mellifères produisent du miel et de la cire que nous récoltons et utilisons. L’utilité de ces insectes pour notre espèce a renforcé la crainte du « syndrome d’effondrement des colonies d’abeilles », qui désigne la mort d’un nombre inhabituellement élevé de colonies dont les causes présumées seraient les champignons, les mites, les parasites, la pollution, les insecticides et la faim.

Les abeilles mellifères prolifèrent tout de même, et c’est en partie grâce à la popularité grandissante de l’apiculture urbaine. On pourrait croire que c’est une bonne nouvelle, mais en fait, c’est problématique.

Les abeilles mellifères, apis mellifera en latin, n’ont pas toujours vécu en Amérique du Nord. Issues de l’Europe, de l’Afrique et de certaines régions d’Asie, elles ont été introduites ici par les Européens au début du 17e siècle. Leur utilisation comme pollinisateurs en milieu agricole ne s’est répandue qu’à partir du 20e siècle.

En effet, comme le souligne la Xerces Society for Invertebrate Conservation (Société Xerces pour la conservation des invertébrés), « elles sont devenues indispensables avec l’avènement des grandes monocultures et l’usage d’insecticides à large spectre. Pour répondre à la demande de pollinisation des cultures, des millions de ruches sont introduites et transportées en camion partout en Amérique du Nord ».

Les abeilles mellifères, souvent au cœur des campagnes pour le « sauvetage des abeilles », ne sont pas nécessairement les meilleurs pollinisateurs ni l’espèce la plus en danger.

Malgré l’effondrement des colonies, les abeilles mellifères semblent foisonner comme jamais sur la planète. Alors que leurs populations grossissent et s’étendent de la campagne aux villes, des cours aux jardins en passant par les toits, les espèces d’abeilles indigènes sauvages – dont le nombre est estimé à 3 600 en Amérique du Nord, dont environ 800 au Canada – sont, elles, nombreuses à battre de l’aile. Majoritairement solitaires, ces abeilles nichent seules, dans des crevasses, des tiges creuses ou des terriers. Aucune des espèces indigènes présentes au Canada ne produit de miel. Contrairement aux abeilles mellifères, les abeilles solitaires et les bourdons se voient fragilisés par la perte de leur habitat.

Les pollinisateurs indigènes disparaissent tranquillement, des brillantes abeilles de la sueur aux industrieuses abeilles maçonnes. Cette problématique a été mise en évidence par une étude (en anglais) approfondie des abeilles à Montréal. De 2013 à 2020, alors que le nombre de ruches d’abeilles mellifères a grimpé en flèche, passant de 250 à près de 3 000, les populations d’abeilles indigènes ont connu un véritable déclin. Comme une ruche peut héberger jusqu’à 50 000 abeilles mellifères, la compétition s’avère ardue pour les abeilles sauvages solitaires des environs. Cet effet de bascule entre la multiplication des ruches et le déclin de l’abeille indigène montre clairement que nos bonnes intentions ne nous mènent peut-être pas sur le bon chemin.

Cette étude recommande aux apiculteur.rice.s de se limiter à trois ruches d’abeilles mellifères par kilomètre carré pour protéger les abeilles indigènes. Toutefois, dans les zones urbaines densément peuplées, ce seuil est souvent dépassé, créant ainsi un environnement hautement compétitif.

Malgré l’effondrement des colonies, les abeilles mellifères semblent foisonner comme jamais sur la planète

Si on observe la situation dans son ensemble, on constate que dans les 40 dernières années, la population mondiale d’insectes a chuté de plus de 45 % (source en anglais). Les insectes sont pourtant essentiels à la pollinisation des plantes, à l’alimentation des oiseaux et d’autres animaux (incluant les êtres humains!) et au recyclage des déchets naturels. Ce ne sont pas que les abeilles indigènes qui déclinent, mais également les papillons, les papillons de nuit ainsi que d’autres pollinisateurs indispensables. Au Canada, plusieurs espèces de papillons et de papillons de nuit sont sérieusement menacées, ce qui accentue l’urgence de repenser nos pratiques (article en anglais).

Les abeilles mellifères, souvent au cœur des campagnes pour le « sauvetage des abeilles », ne sont pas nécessairement les meilleurs pollinisateurs ni l’espèce la plus en danger. En effet, le nombre d’abeilles mellifères domestiquées surpasse souvent celui des abeilles indigènes sauvages.

Il nous faut donc évoluer vers des stratégies plus inclusives pour les pollinisateurs urbains. Au lieu d’augmenter le nombre de ruches d’abeilles mellifères, faisons de nos villes des paradis pour pollinisateurs en plantant des fleurs sauvages, en créant des corridors écologiques et en menant des évaluations de la santé des pollinisateurs. La Fondation David Suzuki compte sur plusieurs ressources pour favoriser des initiatives florissantes, notamment l’initiative Partage ta pelouse, le projet primé l’Effet papillon et la campagne Butterflies in My Backyard ou BIMBY (Papillons dans ma cour).

Au lieu d’augmenter le nombre de ruches d’abeilles mellifères, faisons de nos villes des paradis pour pollinisateurs en plantant des fleurs sauvages, en créant des corridors écologiques et en menant des évaluations de la santé des pollinisateurs.

Il ne s’agit pas d’abandonner les abeilles mellifères, mais bien d’équilibrer l’enthousiasme qu’on leur porte et la prise en compte des besoins de tous les pollinisateurs. Il est temps de remettre à l’état sauvage nos espaces urbains pour faire de la place à toutes les abeilles. Instaurer des habitats naturels au lieu de multiplier les ruches, créer des jardins de fleurs sauvages et des sites de nidification protégés, voilà les solutions qui s’offrent à nous.

Nous devons voir au-delà des multiples services que les abeilles nous rendent. Sheila Colla, formée en biologie de la conservation, écrit dans le Canadian Geographic que « nos abeilles indigènes entretiennent des liens avec les microorganismes, les parasitoïdes, les plantes, les oiseaux et les mammifères que nous commençons à peine à comprendre. Comme c’est le cas avec des animaux plus gros et charismatiques tels les ours polaires ou les rhinocéros blancs, la valeur des abeilles indigènes d’un point de vue de conservation ne doit pas – et ne peut pas – être réduite à l’utilité de ces espèces pour nous ».

Adaptons donc nos pratiques pour que les environnements urbains soient propices à tous les pollinisateurs et pas seulement aux abeilles mellifères. C’est crucial pour la santé de notre planète et pour la riche biodiversité dont nous dépendons collectivement.