L’un des principes clés de l’élaboration de politiques équitables, en particulier en matière de développement des ressources, est de centrer la démarche sur les communautés directement touchées par les retombées des politiques. C’est précisément ce dont il est question dans le débat entourant la propriété et le contrôle des pratiques industrielles d’exploitation forestière au Canada, puisque cette industrie est un important acteur économique. Dans le contexte actuel, marqué par l’insécurité financière nationale, la précarité d’emploi à l’échelle locale, la crise de la biodiversité et les récentes mesures de soutien en réponse à l’imposition de droits de douane par les États-Unis, il est crucial d’examiner ces questions.

Pour assurer notre sécurité financière, nous ne devons pas épuiser nos ressources

Rappelons-nous que les arbres, contrairement aux combustibles fossiles, n’ont pas besoin de milliers d’années pour se régénérer. Si elles sont bien gérées, les forêts peuvent donc devenir véritablement durables.

D’un bout à l’autre du Canada, la surexploitation et les pratiques forestières dommageables minent toutefois l’intégrité des forêts. Ces façons de faire réduisent les ressources forestières disponibles et menacent la résilience économique du secteur à long terme. Un article scientifique récent (en anglais) illustre comment les impacts cumulatifs de l’exploitation forestière industrielle en Ontario et au Québec ont modifié la structure des forêts. En Colombie-Britannique, pendant ce temps, on constate un important déclin de l’approvisionnement en bois en raison de décennies de surexploitation des forêts anciennes (article en anglais).

La valeur des forêts

Les écosystèmes forestiers sains présentent pourtant de nombreux avantages. Ils soutiennent les emplois actuels et futurs de l’industrie forestière, stockent du carbone dans le sol, contribuent à atténuer les inondations et à filtrer l’air et l’eau, et fournissent des habitats à la faune, notamment au carcajou, à la martre commune, au caribou boréal et à des milliers d’espèces d’oiseaux.

Cependant, la relation entre faune et forêt n’est pas à sens unique. En effet, la faune contribue aussi à la préservation des forêts. Cette relation symbiotique, qui s’est développée au fil des millénaires, joue un rôle crucial dans la structure et la composition des forêts. On pense notamment à la dispersion des graines et au contrôle des insectes par les oiseaux, ou encore à la manière dont les excréments d’animaux restituent des éléments nutritifs au sol.

Qui se cache derrière les activités dévastatrices pour les forêts canadiennes et qui en tire profit?

Ce sont les gouvernements provinciaux et territoriaux qui autorisent les méthodes d’exploitation forestière et qui élaborent les politiques et les lois encadrant les pratiques de cette industrie. Ils tirent habituellement des bénéfices des activités industrielles d’extraction de ressources grâce aux redevances. Les entreprises forestières influencent également les pratiques d’exploitation par leur lobbying à l’échelle fédérale et provinciale. Plusieurs de ces entreprises actives au Canada, voire la plupart, ne sont pas détenues par des intérêts nationaux. Par exemple, Domtar, l’une des plus grandes entreprises de production de pâte à papier au monde, contrôle 20 millions d’hectares de forêt boréale en Ontario et au Québec, mais appartient à Paper Excellence, une société sœur d’Asia Pulp and Paper, elle-même détenue par le conglomérat indonésien Sinar Mas.

À la fin du mois de mars, l’Alberta a donné son aval à l’entreprise états-unienne Weyerhauser pour qu’elle procède à des coupes supplémentaires dans les habitats de deux hardes de caribous déjà gravement menacées par les perturbations industrielles. Les milieux écologistes craignent que cette décision ne mène à la disparition locale de l’espèce (source en anglais). Selon certaines personnes, la fragilisation de cet animal emblématique canadien (qui orne nos pièces de vingt-cinq cents) par une entreprise états-unienne est inacceptable.

Qui appelle au changement?

Il va donc de soi que des organismes de conservation comme la Fondation David Suzuki réclament un changement afin de limiter les impacts écologiques du statu quo dans le domaine de l’exploitation forestière. Fait notable : ces appels au changement se font également entendre du côté des travailleur.euse.s de l’industrie forestière et de leurs syndicats. Par exemple, lorsque le manque de mesures provinciales suffisantes pour protéger l’habitat du caribou boréal au Québec a mené à une possible intervention du gouvernement fédéral, quatre syndicats représentant les travailleur.euse.s de l’industrie forestière ont uni leurs voix dans une déclaration. Celle-ci demandait que le gouvernement du Québec « prenne le dossier au sérieux et déploie un plan ordonné et intelligent, à la fois pour protéger le caribou forestier, assurer un avenir durable à l’industrie forestière et soutenir adéquatement les personnes travailleuses qui la font prospérer ».

En règle générale, les organismes de conservation ne s’opposent pas à l’exploitation forestière, mais demandent qu’elle soit effectuée d’une manière qui préserve la santé des forêts. On devrait, entre autres, établir des limites, puisque la plupart des provinces ignorent celles du programme de rétablissement fédéral pour assurer la survie du caribou.

Une planification à long terme de la santé et de la pérennité des forêts canadiennes constituerait la démarche optimale pour préserver non seulement l’intégrité de l’écosystème, mais aussi de l’industrie forestière. Dans un communiqué de presse conjoint (en anglais) publié en réaction aux tarifs douaniers imminents, 14 organisations environnementales ont fait valoir que le financement public devrait soutenir directement les travailleur.euse.s de l’industrie forestière. Il devrait ainsi viser « la protection des salaires, les programmes de perfectionnement professionnel et les investissements dans des pratiques durables qui créent des emplois stables et bien rémunérés, tout en protégeant et en restaurant la santé des écosystèmes forestiers ».

Mais quelle forme prendrait le changement?

Bien que l’Association des produits forestiers du Canada ait appelé à « réduire les formalités administratives et les obstacles réglementaires » en réponse aux tarifs douaniers potentiels, le Canada ne pourra pas devenir résilient en se pliant au programme de dérégulation du gouvernement de Trump, qui vise à étendre la portée de l’exploitation forestière (article en anglais). Pour favoriser des méthodes de gestion forestière qui protègent et régénèrent les forêts plutôt que de les dégrader davantage, un changement systémique s’impose.

L’industrie forestière doit changer et accorder une plus grande importance aux voix des communautés locales et des peuples autochtones dans les pratiques de gestion. En ce sens, il importe que les provinces rendent des comptes de manière transparente et élaborent des stratégies visant à réduire l’influence et le contrôle exercés sur les forêts à partir de l’étranger. Le leadership et le consentement des Premières Nations doivent figurer au cœur des décisions en matière de politiques forestières.

Par ailleurs, le Canada devrait extraire plus de valeur des produits forestiers avant de les envoyer vers d’autres pays, au lieu d’exporter les profits en même temps que son bois d’œuvre. Vu le déclin du secteur des pâtes et papiers, une partie de la fibre de bois pourrait être réorientée vers la production de matériaux à valeur ajoutée – les poutres et le bois d’ingénierie, par exemple. Cette production pourrait servir à l’approvisionnement national, ce qui permettrait la création de nouveaux emplois au Canada et fournirait le matériel nécessaire à la construction rapide des bâtiments résidentiels de hauteur moyenne qui font cruellement défaut dans toutes les villes du pays.

Ne laissons pas l’incertitude et la peur nous mener vers une intensification de l’exploitation abusive des forêts du Canada. Repensons plutôt nos pratiques forestières pour enrayer la dégradation des milieux, garantir un soutien salarial aux travailleur.euse.s plutôt qu’aux cadres et accroître les possibilités de production et la prise de décision à l’échelle régionale.