Le système économique mondial repose sur le credo cancériforme de la croissance infinie. On ne peut maintenir indéfiniment une croissance continue sur une planète dont les ressources sont limitées. Ce n’est pas de l’idéologie, c’est de la simple logique mathématique.
La croissance continue sous toutes ses formes (qu’on parle des quantités de ressources utilisées, des déchets produits, de la démographie, de l’étalement urbain ou de l’économie) est « exponentielle », et a un temps de doublement prévisible. Une croissance de 1 % par an doublera en 70 ans, de 2 % en 35 ans, de 3 % en 23 ans, de 4 % en 17,5 ans, etc.
Imaginons que la Terre soit une éprouvette remplie de nourriture, et qu’on y ajoute une bactérie qui nous représente, nous. Cette bactérie va croître de façon exponentielle en se divisant de minute en minute. Au départ, il y a une cellule ; au bout d’une minute, il y en a deux ; au bout de deux minutes, il y en a quatre ; au bout de trois minutes, il y en a 8 ; et après 60 minutes, l’éprouvette est remplie de bactéries qui n’ont plus rien à manger. On a donc un cycle de croissance de 60 minutes.
Les ressources de notre planète sont limitées, et tous les scientifiques à qui j’ai posé la question s’entendent pour dire qu’on a déjà dépassé la 59e minute. Les discours sur notre besoin de croissance nous poussent plus loin sur la voie de l’inconscience.
À quel moment l’éprouvette n’est-elle qu’à moitié pleine de bactéries? La réponse est : au bout de 59 minutes. Au bout de 58 minutes, elle n’est remplie qu’à 25 %. Après 55 minutes, elle n’est remplie qu’à 3 %.
Si, au bout de 55 minutes, une des bactéries laissait entendre qu’elles avaient un « problème démographique », les autres répondraient : « Mais qu’est-ce que t’as fumé, Jack? 97 % de l’éprouvette est vide et ça fait bien 55 minutes qu’on est là! »
Imaginons maintenant qu’au bout de 59 minutes, les autres bactéries se rendent compte que Jack avait raison, et qu’en désespoir de cause, elles versent de l’argent à des bactériologistes qui, en moins d’une minute, multiplient par quatre la quantité de nourriture en remplissant trois autres éprouvettes (ce qui reviendrait à trouver trois planètes comme la Terre sur lesquelles nous pourrions aisément nous établir). On pourrait les croire tirées d’affaire, n’est-ce pas?
Eh bien, au bout de 60 minutes, la première éprouvette serait pleine, au bout de 61 minutes, la deuxième le serait aussi, et au bout de 62 minutes, les quatre éprouvettes seraient saturées. Quadrupler la quantité de nourriture et d’espace leur aura permis de gagner deux minutes. Comment pouvons-nous trouver plus d’air, d’eau, de terre ou de biodiversité alors que les quantités sont limitées ou qu’elles diminuent? Les ressources de notre planète sont limitées, et tous les scientifiques à qui j’ai posé la question s’entendent pour dire qu’on a déjà dépassé la 59e minute. Les discours sur notre besoin de croissance nous poussent plus loin sur la voie de l’inconscience.
Quel genre de système permet à une poignée d’individus de s’enrichir outrageusement alors que des centaines de millions de personnes peinent à survivre ou ne survivent tout simplement pas?
Et pourtant nous en sommes venu.e.s à considérer la croissance économique comme un « progrès ». Demandez à n’importe quel.le politicien.ne ou chef.fe d’entreprise de faire le bilan de l’année passée et ielles vous parleront tous.tes de la croissance (ou de la stagnation) de l’emploi, du produit intérieur brut (PIB), des parts de marché ou des profits. Personne ne veut arrêter le « progrès », alors on évite les grandes questions : qu’est-ce qu’une économie? À quoi sert-elle? N’y a-t-il pas de limites? Quand est-ce que ça devient trop? Est-on est plus heureux.euse avec tout ça?
Quel genre de système permet à une poignée d’individus de s’enrichir outrageusement alors que des centaines de millions de personnes peinent à survivre ou ne survivent tout simplement pas?
Cette obsession de la croissance est impossible à combler sur une planète dont les ressources sont limitées, et nous sommes nombreux.euses à penser que l’économie mondiale est déjà trop développée pour être viable. Le défi d’une telle économie n’est pas de poursuivre son expansion, mais bien de décroître tout en trouvant des moyens plus équitables de partager les profits entre les individus et entre les nations.
Ces services naturels, sans lesquels les animaux comme nous ne pourraient vivre sur cette planète, ne comptent pas dans l’économie.
Dans son article intitulé The Economics of Biodiversity: The Dasgupta Review 2021 (en anglais), l’économiste britannique Partha Dasgupta explique que l’économie n’est pas ancrée dans la nature : elle repose sur l’innovation et la productivité humaines. Les services rendus par la nature pour que la planète soit habitable — comme la pollinisation des fleurs, la fixation de l’azote dans le sol, la photosynthèse qui élimine le dioxyde de carbone et accroît l’oxygène dans l’atmosphère, la filtration de l’eau, le compostage des plantes et des animaux morts pour former de la terre, etc. — ne sont pas pris en considération.
Ces services naturels, sans lesquels les animaux comme nous ne pourraient vivre sur cette planète, ne comptent pas dans l’économie. Comme l’a écrit Mark Carney dans son ouvrage Value(s): Building a Better World for All (en anglais), Amazon, la gigantesque entreprise de Jeff Bezos, est évaluée à des dizaines de milliards, alors que la forêt tropicale amazonienne — l’écosystème le plus vaste et le plus riche en biodiversité de la planète — ne contribue en rien à l’économie à moins d’être exploitée, abattue, endiguée ou convertie pour la culture du soja ou du bétail ou encore l’étalement urbain, afin de servir les intérêts humains.
Il nous faut trouver de nouveaux moyens d’évaluer et de mesurer le « progrès ».