J’ai suivi une formation scientifique. Le livre que j’ai coécrit avec Tony Griffiths est devenu la référence en génétique de premier choix aux États-Unis. Mais au début de ma carrière au Canada, les priorités des médias me frappaient : des sections entières des journaux et des programmes télévisés couvraient la politique, les affaires, le sport et les célébrités, sans oublier les rubriques sur l’astrologie et le bridge. Un sujet brillait toutefois par son absence. Aucun de ces thèmes ne revêt autant d’importance directe dans nos vies que celui de la science et de ses applications industrielles, médicales et militaires.
Imaginez les changements phénoménaux dont j’ai été témoin depuis mon enfance. Par exemple, mes parents m’interdisaient d’aller au cinéma ou à la piscine, par peur que j’attrape la polio (le vaccin Salk n’est apparu qu’en 1955). Des millions de personnes sont décédées ou entretenaient une peur bleue de la variole (éradiquée en 1980). Nous ignorions tout du rôle de l’ADN et du nombre de chromosomes chez l’être humain. Mon père et ma mère n’avaient pas à discipliner mon temps de télévision ou de jeu à l’ordinateur, puisque ni l’un ni l’autre n’avaient été inventés.
Les greffes d’organes n’avaient pas encore vu le jour, la leucémie se présentait comme une maladie de l’enfance complètement incurable, la pilule contraceptive n’existait pas et la chirurgie esthétique ne faisait pas partie du quotidien. Plus tard, l’arrivée de la biotechnologie, des puces d’ordinateur, des satellites et du plastique aurait des effets marquants dans ma vie. L’investissement militaire impulserait également la fine pointe des sciences et de la technologie (de l’agent orange aux bombes nucléaires, en passant par les faisceaux laser et les drones). C’est dire que le monde s’est profondément modifié grâce aux idées et innovations scientifiques.
C’est dire que le monde s’est profondément modifié grâce aux idées et innovations scientifiques.
Pourtant, les médias ne se souciaient aucunement du caractère transformateur des sciences et de la technologie à l’échelle individuelle, culturelle et écologique. Ceux-ci se contentaient de reportages sur les merveilles des nouvelles découvertes ou les possibilités inquiétantes. La science servait de divertissement (comme le programme télévisé What Will They Think of Next?) ou se déployait sous la forme d’un monstre effrayant à la Frankenstein.
Au début de ma carrière scientifique à l’Université de l’Alberta en 1962, deux événements décisifs ont changé ma trajectoire. D’abord, la publication du livre Printemps silencieux de Rachel Carson, qui documente les désastreuses conséquences des pesticides sur l’écologie.
D’un point de vue scientifique, l’usage répandu de ces produits si puissants aurait dû faire l’objet de remises en question dès le début. Les insectes constituent les animaux les plus nombreux, diversifiés et importants pour la nature. Les écologistes auraient pu signaler l’illogisme de ces insecticides qui les exterminent tous, malgré l’intention de n’en contrôler la prolifération que de quelques-uns, considérés comme « nuisibles ». Les généticien.ne.s auraient dû mettre en garde contre la sélection de mutations résistantes à ces produits. Mais les avantages à court terme pour la santé et l’économie ont pris le dessus, et le recours aux pesticides s’est vite propagé.
Le livre de Rachel Carson montre pourtant les effets dévastateurs du DDT, notamment à cause du concept de la bioamplification, c’est-à-dire la concentration des molécules à mesure qu’elles remontent la chaîne alimentaire. Une fois la puissance du DDT avérée, les scientifiques ont commencé à en étudier les effets sur d’autres espèces, dans des environnements contrôlés. Mais les fioles ou les phytotrons ne reflétaient pas les conditions réelles de pluie et de vent, ni des phénomènes où les molécules s’enfoncent dans le sol et se retrouvent dans les cours d’eau. Ces conséquences peuvent mettre des mois, voire des années à se manifester. C’est le cas notamment de la fragilisation des coquilles d’œufs causée par les pesticides, qui entraîne le déclin des populations d’oiseaux.
Cette discipline constitue bien sûr une puissante source de savoir, mais si on ne se concentre que sur un objet, on crée un artéfact : une simplification anormale, incapable de prédire les effets à long terme dans un contexte à grande échelle.
L’ouvrage de Mme Carson a vraiment recadré le rôle de la science pour moi. Cette discipline constitue bien sûr une puissante source de savoir, mais si on ne se concentre que sur un objet, on crée un artéfact : une simplification anormale, incapable de prédire les effets à long terme dans un contexte à grande échelle. Les avantages économiques et les bénéfices à court terme devraient être pesés avec les potentielles ramifications biologiques, sociales et écologiques.
Le deuxième moment marquant se joue aussi en 1962, alors qu’on m’a demandé de présenter une conférence sur la chaîne de CBC Edmonton. Le programme, Your University Speaks, mettait en vedette des professeur.e.s de l’Université de l’Alberta.
Quelques années plus tôt, en 1954, quand j’ai quitté London (Ontario) pour mes études collégiales aux États-Unis, ma ville ne comptait aucune station de télévision. Ensuite, à l’université, mon emploi du temps se trouvait trop chargé, de sorte que je n’ai obtenu mon premier téléviseur qu’en 1962. À cause de son horaire de diffusion du dimanche matin, je m’imaginais que seule une douzaine de personnes regarderaient Your University Speaks. L’équipe de production a toutefois adoré ma participation et m’a demandé de revenir à l’émission. J’ai finalement pris part à huit épisodes sur la génétique – ma première série télévisée.
Peu de temps après le début de l’émission, j’ai commencé à rencontrer des gens qui l’avaient écoutée et aimée. Quelle ne fut pas ma surprise que des personnes regardent la télé à cette heure, et un dimanche en plus! J’ai alors réalisé l’intérêt de cet outil qui peut être visionné à tout moment. Il rejoint ainsi un public beaucoup plus vaste qu’une salle de classe. Sans le savoir, cette expérience amorcerait ma carrière dans les médias.