Entrevue avec Véronique Lalande, cofondatrice et porte-parole de Vigilance Port de Québec
Lorsque Véronique Lalande emménage en 2010 dans le quartier ouvrier de Limoilou, à Québec, elle fait le choix de non seulement s’engager à restituer à une maison ancienne son charme décrépit, mais également de s’investir dans un milieu de vie modeste qui l’a séduite au fil des sympathiques salutations des passants de la 3e avenue. Mère d’un jeune enfant, elle s’enracine dans le secteur, mais se trouve rapidement alarmée par d’étranges poussières très fines, qui forment régulièrement d’épaisses couches sur toutes les surfaces extérieures.
Le 26 octobre 2012, après avoir passé la journée de la veille à retirer la crasse poussiéreuse qui s’était accumulée dans sa cour et sur sa maison, Véronique se réveille pour constater qu’une couche de poussière encore plus épaisse qu’à l’habitude recouvre de nouveau tout son terrain. Alors qu’elle prend une marche avec son bébé plus loin dans le quartier, elle s’aperçoit avec effroi qu’il a à son tour les mains couvertes de cette poudre rouge, de même que les roues de la poussette, la surface de ses propres souliers, le trottoir, les voitures et tous les balcons aux alentours. C’est ce qui lui donne un profond « itch », comme elle le dit – une démangeaison – et la pousse vers un combat politique exigeant, toujours en cours une décennie plus tard.
Si elle avait présumé que ces dépôts étaient attribuables à l’incinérateur de la Ville de Québec, une employée de l’Urgence-Environnement lui indique que « comme tout le monde le sait, le plus grand pollueur de la région, c’est le Port de Québec » et que malheureusement, « personne n’osera s’y attaquer ». C’est le transbordement de vrac de métaux réduits à l’état de poudre qui en projette en suspension dans les airs, répandus à travers Limoilou par les vents dominants. Chaque année, ce sont de 25 à 30 millions de tonnes de matière première qui transitent au port, parmi lesquelles environ 50 % de produits miniers : fer, cuivre, zinc et nickel, etc. Contrairement aux dires du service Urgence-Environnement, Véronique Lalande constate bien que ses voisin-es remarquent les mystérieuses poussières. En revanche, pratiquement personne dans le quartier ne sait d’où elles viennent ni de quelles matières il s’agit.
Mère d’un jeune enfant, elle s’enracine dans le secteur, mais se trouve rapidement alarmée par d’étranges poussières très fines, qui forment régulièrement d’épaisses couches sur toutes les surfaces extérieures.
En recherchant « poussière Limoilou » dans Google, l’unique résultat est à l’époque un poème. Malgré le fait que les poussières soient à l’époque un non-sujet dans l’espace public, elle observe au fil de nombreuses conversations que les personnes laissées-pour-compte de ce secteur défavorisé ne sont évidemment pas indifférentes face à cette pollution. Ce qui a permis le statu quo depuis l’expansion du port vers le quartier dans les années 60, c’est le large fossé qui sépare ses voisin-es des institutions municipales, provinciales et fédérales censées protéger leur santé, en plus d’un sentiment partagé comme quoi la mobilisation n’est pas l’apanage de celles et ceux qui n’ont parfois qu’une 7e année. D’autant plus que les données étaient alors inaccessibles. Véronique Lalande le réitère à l’envi : « Se mettre en action, c’est d’abord savoir : c’est comprendre ce qui se passe dans ton milieu de vie, comprendre les impacts que ça peut avoir. On peut choisir de subir, de fuir ou d’agir. ».
Une présence inquiétante de particules de nickel dans l’air
Véronique et son conjoint scientifique se lancent ainsi dans une démarche primordiale de documentation. L’analyse indépendante d’échantillons prélevés dans le quartier révèle une réalité inquiétante : si la moyenne canadienne de particules de nickel dans l’air se situe autour de 1 ng/m3, elle atteint dans Limoilou en moyenne 52 ng/m3, avec des pics journaliers atteignant jusqu’à 1670 ng/m3. L’Organisation mondiale de la santé estime que le seuil de nickel dans l’environnement limitant les dangers pour la santé humaine correspond à 3 ng/m31. Les quantités retrouvées dans le quartier dépassent nettement celles observées dans des villes hyperindustrialisées qui subissent une pollution cauchemardesque, contrairement à l’image de Québec comme ville très propre.
Les quantités retrouvées dans le quartier dépassent nettement celles observées dans des villes hyperindustrialisées qui subissent une pollution cauchemardesque, contrairement à l’image de Québec comme ville très propre.
La naissance de Vigilance Port de Québec
Débute dès lors une mobilisation plus large, menant à la création du groupe citoyen Vigilance Port de Québec. Le groupe entreprend une foule de démarches auprès de toutes les administrations compétentes, devant batailler pour se faire entendre et être pris au sérieux lorsqu’il dénonce les compromis faits sur la santé de la population. Au sujet de ses multiples discussions avec la Direction de la santé publique, elle affirme par exemple que « Très souvent on nous disait “oui, mais nous on doit rassurer la population”. Mais non, vous n’avez pas à rassurer, vous avez à informer ! Si l’information est rassurante, les gens seront rassurés. Si je ne sais pas qu’une situation a cours et que je ne sais pas qu’elle a un impact dans ma vie, on m’enlève le droit le plus fondamental d’agir et de mobiliser avec mes voisins et mes amis pour que ça change ! ». Pour elle, le savoir est le fondement du pouvoir des communautés.
Ce droit d’agir en fonction d’informations fiables et accessibles a désormais été conquis par les quelque 50 000 habitant-es de Limoilou et leur a permis d’obtenir des gains retentissants : « Avec l’un de nos deux recours collectifs, on a fait payer à Arrimage Québec [l’entreprise responsable des rejets] plusieurs millions de dollars pour les poussières du 26 octobre 2012. Au début de tout ça, ils étaient arrivés chez nous de nuit pour nous offrir des chèques de 600$, et à nos voisins moins scolarisés, ils ont offert 200$. C’était tellement choquant, ils riaient de nous en cour. ». Même si elle perd parfois le moral et que son combat occupe énormément de son temps, il n’y a à ses yeux pas de trop petite victoire : « Ça a l’air niaiseux, mais d’aller chercher 100 à 200 $ par citoyen, que le tribunal confirme que ce qu’on a vécu était de leur faute et qu’on n’avait pas à le vivre, c’est un gain. ». D’autant plus que les chèques sont arrivés dans le contexte de grande incertitude financière des débuts de la pandémie.
Véronique Lalande juge cependant que malgré tout, rien n’est gagné : « Évidemment, le resserrement de la norme de nickel, qu’on a obtenu tout de suite au début, était pour nous une immense victoire. On passait d’une norme proposée à 12ng/m3 à une vraie norme, avec une norme journalière pour limiter les pics, qui correspondaient aux normes les plus strictes et qui étaient vraiment basés sur la protection de la population. Mais ça n’est jamais gagné. L’industrie a recommencé à faire du lobby depuis 2013 et malgré le front commun d’énormément de monde au Québec, incluant l’Association québécoise des médecins pour l’environnement, le Collège des médecins, l’Ordre des chimistes, tous les groupes citoyens et les groupes environnementaux qui ont dit que ça n’avait pas de sens d’augmenter cette norme-là, elle a été rehaussée. ».
Pour elle, le savoir est le fondement du pouvoir des communautés.
Vers une réappropriation citoyenne
N’empêche que le groupe, dans les dernières années, a aussi réussi à bloquer un projet d’agrandissement du port, à tel point que les Limoulois-es semblent avoir acquis une force collective inarrêtable. Véronique Lalande n’a de cesse de souligner que le pouvoir collectif des communautés se bâtit de lui-même, dès que l’information est disponible : « Beaucoup de gens se sont réapproprié le débat, ont pour la première fois pris la parole, se sont mobilisés de façon tellement intelligente. Moi je les entends, et ils sont parfaitement capables de parler et de maîtriser tous les concepts-là. ». À l’évidence, le danger se trouve dans la rétention des connaissances par les entreprises et les institutions, et non à une quelconque incapacité parfois supposée des communautés à saisir les enjeux de leur quotidien.
À l’évidence, le danger se trouve dans la rétention des connaissances par les entreprises et les institutions, et non à une quelconque incapacité parfois supposée des communautés à saisir les enjeux de leur quotidien.
Une décennie après le 26 octobre 2012, lorsque l’on tape « poussière Limoilou » sur Google, on trouve 21 000 résultats. Si tout n’est pas gagné, la lutte des gens de Limoilou a porté de nombreux fruits et renforcé la solidarité.