J’ai déjà été à l’avant-garde de la recherche génétique. L’ouvrage dont j’étais co-auteur était le plus utilisé au monde. Pourtant, nous avons dû le rééditer à de nombreuses reprises pour suivre l’évolution des connaissances. Les nouvelles versions devaient tenir compte de données devenues désuètes ou corriger des concepts qui s’étaient avérés erronés.
L’intention n’est pas de dénigrer nos travaux ni ceux des autres. C’est ainsi que fonctionne la science. Nous tentons de comprendre ce que nous observons en formulant des hypothèses fondées sur des découvertes ou en réponse à des études antérieures.
Comme toute chose, la science peut être influencée par l’argent et le profit. Il y a souvent urgence de breveter tout nouveau résultat à des fins commerciales, même si son application peut se révéler inefficace ou nocive. Qu’il suffise de penser à la thalidomide, un médicament utilisé pour aider les femmes enceintes à mieux dormir et qui a provoqué chez les nouveau-nés de graves malformations des membres.
Les généticiens du début du 20e siècle extrapolaient à l’intelligence et au comportement humains des études sur l’hérédité réalisées sur des insectes et des plantes. Leurs prétentions ont justifié des lois discriminatoires contre les immigrants de nations présumées inférieures, la stérilisation de personnes en institutions psychiatriques, l’incarcération des Japonais nés et élevés en Amérique du Nord, et l’élimination des Roms, des Juifs et des homosexuels dans l’Allemagne nazie. Certains scientifiques continuent d’affirmer que la criminalité, le niveau d’intelligence, l’alcoolisme, etc. sont héréditaires.
Lorsque les scientifiques se concentrent sur un fragment de nature, ils acquièrent de solides connaissances sur le fonctionnement d’une infime partie du monde. Nous découvrons toutes sortes de choses, car nous partons souvent d’une certaine ignorance. Thomas Eisner, professeur à la Cornell University aujourd’hui décédé, m’a affirmé qu’il pourrait trouver tous les jours une nouvelle espèce d’insecte dans Central Park, à New York — l’une des plus grandes villes au monde. Imaginez tout ce qui nous échappe de la vie dans la forêt tropicale amazonienne, la forêt côtière Great Bear ou les océans.
La science excelle à décrire. Mais, chaque découverte doit être traitée à la lumière de notre ignorance.
La science excelle à décrire. Mais, chaque découverte doit être traitée à la lumière de notre ignorance. Il n’y a pas si longtemps, les océanographes présumaient que le phytoplancton microscopique constituait la base de la chaîne alimentaire marine. Au milieu des années 1980, ils ont découvert des cellules dix fois plus petites que le phytoplancton, le « picoplancton », qui traversait les mailles de leurs filets. Le picoplancton est si abondant qu’il peut produire autant d’oxygène que l’ensemble du phytoplancton. Or, jusqu’à tout récemment, nous ignorions son existence.
Aussi utile que soit la science, elle manque souvent de vision globale. En 1948, Paul Mueller a reçu le prix Nobel pour le développement de l’insecticide DDT. L’utilisation de plus en plus répandue du DDT a rapporté gros à l’entreprise suisse Geigy et a laminé les insectes. Toutefois, au fil du temps, les ornithologues amateurs ont constaté une diminution des populations aviaires. Les biologistes ont retracé une accumulation de DDT dans les glandes coquillères des oiseaux, responsable de l’amincissement de la coquille et de sa fragilité. Ils venaient de découvrir la biomagnification, un phénomène inconnu des chercheurs jusqu’à l’utilisation du DDT.
On souligne souvent le caractère objectif de la science, mais cela signifie qu’elle peut servir à des fins positives, négatives ou neutres. La science d’observation nous est nécessaire, mais il nous faut reconnaître ses lacunes. Les scientifiques doivent prendre garde de ne pas confondre leurs biais avec la réalité. La science est un processus ciblé d’acquisition de connaissances qui, pour être significatif et pertinent, doit s’inscrire dans un contexte plus large.
À maints égards, le savoir autochtone est plus global et profond que la science.
À maints égards, le savoir autochtone est plus global et profond que la science. Il inclut la gratitude, l’amour, le respect et un sens aigu des responsabilités. Les scientifiques rejettent ces émotions au nom de l’objectivité et tentent de trouver des principes universels qui peuvent être reproduits partout.
Le savoir autochtone se fonde sur la somme des observations, essais et erreurs, réussites et échecs du peuple qui habitent un lieu. Ce savoir, essentiel à sa survie, est confirmé par des milliers d’années de présence.
Ce savoir est également profondément subjectif et significatif si l’on considère qu’il s’appuie sur des relations étroites avec l’ensemble des espèces animales et végétales, avec l’air, l’eau, le sol et la lumière du soleil. La notion de réciprocité, de responsabilité, est absente de la science contemporaine et de la société en général.
Pour vraiment comprendre notre place dans le monde, nous avons besoin à la fois de la science et du savoir autochtone.
Traduction : Monique Joly et Michel Lopez