Les bûcherons qualifient les vieux arbres, moins rentables que les plus jeunes, de « décatis », même s’ils fournissent un habitat aux espèces menacées et qu’ils ont des fonctions écologiques essentielles. (Photo : USFWS - Pacific Region via Flickr)

Tout comme l’environnement naturel et la géographie d’un lieu forgent le langage, celui-ci témoigne de notre vision de la nature et, de ce fait, de notre impact sur le sol et l’eau qui nous entourent.

La culture et les langues occidentales comme le français et l’anglais considèrent que la nature appartient à l’être humain et qu’elle est donc exploitable. C’est pourquoi les organismes canadiens mandatés pour gérer la nature sont désignés sous le nom de ministères des « ressources » naturelles.

Il n’est pas rare dans le langage que la nature soit réduite à un actif monétaire, même chez ceux qui voient dans la nature davantage que sa valeur exploitable. Par exemple, nous désignons les zones canadiennes protégées de « trésors nationaux », de « trésors cachés » ou de « joyaux ».

La science occidentale a également façonné les mots que nous choisissons pour décrire la nature, réduisant les écosystèmes vivants et fonctionnels à des éléments qu’il vaut mieux étudier sous l’angle d’un microscope. Qu’il suffise de penser à Jane Goodall, rappelée à l’ordre par ses collègues masculins parce qu’elle nommait plutôt que chiffrait les chimpanzés qu’elle étudiait.

Robin Wall Kimmerer, botaniste et auteure autochtone, observe que « la langue anglaise s’articule surtout autour du nom commun, témoignant ainsi d’une obsession culturelle pour les objets… L’anglais codifie l’exceptionnalisme humain, ce qui priorise les besoins et désirs humains au détriment de ceux des autres et reflète notre détachement face à la communauté de la vie. »

Les exploitants donnent un nouveau sens à certains mots pour désigner les obstacles naturels au profit.

L’usage de la langue par l’industrie est très révélateur. Les exploitants donnent un nouveau sens à certains mots pour désigner les obstacles naturels au profit. Les bûcherons qualifient les vieux arbres, moins rentables que les plus jeunes, de « décatis », même s’ils fournissent un habitat aux espèces menacées et qu’ils ont des fonctions écologiques essentielles. Dans le secteur pétrolier et gazier, la végétation au-dessus des roches de forage — aussi diverse et vitale soit-elle — est appelée « mort-terrain ». Certains promoteurs qualifient de « stériles » les zones de conservation hors limites.

La force vitale de la nature est, dans une certaine mesure, comme Voldemort : celle-dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom. Comme l’écrit Steve Talbot, chercheur principal au Nature Institute, dans « The Language of Nature » les mots réduisent inévitablement la nature, car il est impossible de la cerner : « Le monde brise tous les modèles dans lesquels nous essayons de l’encadrer. »

Comment pouvons-nous changer la façon dont notre langue favorise la destruction de la nature ?

Commençons par investir davantage dans notre relation avec la nature, et par reconnaître le rôle du langage.

Commençons par investir davantage dans notre relation avec la nature, et par reconnaître le rôle du langage. (Par notre choix de mots, nous gommons le fait que nous sommes des animaux au même titre que le raton laveur qui fouille dans nos poubelles.) Nous pouvons prêter davantage attention à la nature. Nous pouvons garder le silence pendant quelques instants et écouter.

Selon Talbot, « si nous nous mettions sérieusement à l’écoute du monde — car le monde parle ! — il n’y aurait plus ce discours habituel au sujet d’une science mécaniste et déterministe, d’un univers froid et sans âme, ou d’un conflit inévitable entre la science et l’esprit. À l’écoute des multiples voix de la nature, nous nous interrogerions sur le caractère de chacune d’elles, nous chercherions l’orientation de leur expression et nous nous efforcerions de saisir l’unité esthétique de leurs différents énoncés. En d’autres termes, nous écouterions ce qu’elles ont à nous dire… Le problème, cependant, c’est que nous avons un déficit d’attention ; nous n’apprenons pas le langage du monde que nous habitons. Nous essayons de maîtriser la nature tout en devenant de plus en plus sourds à sa symphonie complexe. »

Comme le souligne Kimmerer, dans sa langue traditionnelle, le Potawatomi, « les êtres vivants sont toujours désignés comme des sujets, jamais comme des objets. On reconnaît comme personne tout être animé et parfois inanimé. Je salue le silence des rochers avec le même respect que le chant des mésanges. »

Elle enchaîne : « Au-delà de rebaptiser les lieux, je pense que la manifestation la plus éloquente de l’impérialisme linguistique a été le remplacement du langage de l’animéité par celui de l’objectivation de la nature, qui transforme notre terre bien-aimée en une entité inerte et la forêt en piles de bois scié.

Nous pouvons repenser notre langue. Elle est d’ailleurs en constante évolution. (Par exemple, l’usage de certaines formules inclusives permet de reconnaître les personnes non binaires et non genrées.)

Il est de notre devoir comme habitants de la même planète d’imaginer sans cesse un monde meilleur. Nous pouvons aussi relever le défi de redéfinir des façons de décrire ce monde avec des mots qui composent des récits qui rendent hommage à la multitude d’êtres animés et inanimés avec lesquels nous cohabitons.

 

Traduction : Monique Joly et Michel Lopez