Dans Chassés de la lumière, un essai publié en 1972, James Baldwin s’interroge à savoir si la loi existe dans le but de porter les ambitions des individus qui ont juré de la faire respecter, ou si elle peut être sérieusement considérée comme une force morale unificatrice à même laquelle une nation puise son souffle et sa vigueur.
Bien que la question de Baldwin renvoie à la justice pénale américaine, elle mérite plus de cinquante ans plus tard une réflexion approfondie dans l’ensemble des systèmes juridiques; en particulier en ce qui concerne la façon dont les lois influent sur les écosystèmes naturels et les droits inhérents des nations autochtones en matière d’intendance des terres et des eaux.
La gestion des milieux humides au Canada en est un exemple flagrant.
Essentiels à la vie sur Terre, ces milieux ont pourtant été diabolisés durant des siècles parce qu’ils étaient perçus comme des endroits inquiétants, hostiles et nauséabonds. On a souvent du mal à reconnaître leur importance en tant qu’écosystèmes abritant une forte biodiversité et capables de stocker d’énormes quantités de carbone. Ils offrent une protection contre les inondations, la pollution et les changements climatiques, en plus de servir d’habitats à de nombreuses espèces, dont beaucoup sont menacées.
Malgré leur importance écologique, sociale, culturelle et économique, les milieux humides ont été systématiquement détruits au cours des deux derniers siècles pour satisfaire le développement industriel, commercial et résidentiel. Le Canada a perdu entre 70 et 98 % de ses zones humides. Durant ce que les Nations Unies ont nommé la « Décennie pour la restauration des écosystèmes », la nécessité de protéger les milieux humides restants n’a jamais été aussi criante, surtout compte tenu de leur rôle dans l’adaptation aux changements climatiques et l’atténuation de leurs effets, et de leur capacité à freiner la perte de la biodiversité.
Mais les systèmes de réglementation des provinces continuent à donner libre cours à la destruction de ces milieux pour satisfaire les intérêts d’un développement industriel et urbain tentaculaire, au détriment de la connectivité écologique et des droits des peuples autochtones. Le gouvernement de l’Ontario a récemment affaibli la protection législative des milieux humides dans le cadre du projet de loi 23 (source en anglais). Au Québec, la loi adoptée en 2017 pour empêcher la perte nette de milieux humides dans la province a en fait facilité leur dévastation en se contentant d’établir un régime d’indemnisation pour compenser leur destruction, et ce, sans que la loi exige que l’argent soit utilisé pour des projets de restauration de même valeur écologique.
Malgré leur importance écologique, sociale, culturelle et économique, les milieux humides ont été systématiquement détruits au cours des deux derniers siècles pour satisfaire le développement industriel, commercial et résidentiel.
En outre, le système juridique viole les droits inhérents et constitutionnels des peuples autochtones, car il ne garantit pas que les droits touchés par la destruction des milieux humides (droits sociaux, économiques et culturels; droits d’intendance de la terre) soient reconnus et pleinement respectés lorsque les milieux humides sont détruits à un endroit et restaurés à un autre. En fait, il n’existe aucune garantie juridique que les droits et les intérêts d’une nation autochtone seront protégés lorsque des milieux humides sont détruits sur leur territoire traditionnel.
Prenons le cas récent de la destruction de milieux humides autorisée sur le territoire ancestral mohawk pour construire une usine de batteries électriques (article en anglais). En l’absence d’une consultation pleine et entière de la collectivité, la disparition de ces zones humides aura de graves répercussions sur les habitats essentiels d’espèces menacées et porteuses d’une valeur culturelle, ainsi que sur les droits inhérents constitutionnellement reconnus des Mohawks. Cet exemple montre bien à quel point la législation sur les milieux humides va à l’encontre du processus de réconciliation, de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones et même des principes juridiques fondamentaux en matière d’environnement.
Depuis la mise en place de son système de compensation il y a cinq ans, le Québec a alloué moins de 3 % des fonds recueillis à des projets de restauration. L’objectif de n’avoir aucune perte nette de milieux humides, pourtant enchâssé dans la loi, reste manifestement une fiction juridique, et ce n’est pas près de s’arranger. Non seulement les centaines de millions de dollars générés pour la restauration des milieux humides ne produisent aucun résultat concret, mais le gouvernement ne recueille même pas de données sur l’état de l’évolution des milieux humides, de la biodiversité et des espèces menacées, pas plus que sur l’évolution de la faune et la flore dans le contexte des changements climatiques. Sans mesures adéquates, nous n’arriverons à rien. Malheureusement, nous négligeons ainsi des aspects critiques des écosystèmes dont dépendent l’être humain ainsi que d’autres formes de vie.
Leur disparition implique la perte de droits et de savoirs autochtones, ainsi que le recul du droit de la personne universellement reconnu à un environnement sain.
Il est absurde que les lois et les règlements en vigueur pour protéger l’environnement soient si lacunaires qu’ils vont à l’encontre des droits autochtones, de la santé de la planète et de la survie de l’humanité. Ce que les systèmes de compensation et de déplacement des milieux humides ne reconnaissent pas, c’est qu’une fois disparus, de nombreux écosystèmes ne peuvent être reconstitués. Leur disparition implique la perte de droits et de savoirs autochtones, ainsi que le recul du droit de la personne universellement reconnu à un environnement sain.
À mesure que les crises se multiplient, la population canadienne doit rester mobilisée et s’opposer à ces idéologies juridiques destructrices. La Terre a plus que jamais besoin que nous devenions ce que l’artiste activiste Ai Weiwei appelle des « citoyen.ne.s obstiné.e.s » (obsessed citizens), qui remettent continuellement les choses en question et demandent qu’on leur rende des comptes. C’est, selon l’artiste, la seule chance qu’il nous reste aujourd’hui de mener une vaine saine et heureuse.