L’espoir d’un changement rend plus radieux l’horizon de cette année après une décennie difficile pour les environnementalistes et leurs causes. Toutefois, malgré l’intervention rapide du gouvernement en faveur de la parité hommes-femmes au cabinet, son inclusion des changements climatiques dans le mandat du ministère de l’Environnement et son envolée à la conférence de Paris sur le climat, les environnementalistes du Canada peuvent-ils baisser la garde et arrêter de s’inquiéter?
Bien sûr que non! La nature même de la politique suppose l’omniprésence de tractations, de compromis et de dissensions. Même avec un gouvernement plus sensible aux enjeux environnementaux, nous n’agirons pas avec la rapidité et la détermination nécessaires ni ne préviendrons de nouveaux problèmes, car nous n’avons pas encore attaqué la racine même de notre dévastation environnementale. La cause ultime n’est ni économique, ni technologique, ni scientifique, ni même sociale. Elle est psychologique. Nous percevons le monde à travers un prisme qui a été façonné dès le jour de notre naissance. Notre perception des sexes, des races, des religions, des classes socioéconomiques et de l’environnement détermine nos priorités et nos limites.
Un examen du cerveau humain, des circuits et de la chimie de ses neurones ou de la structure de nos organes sensoriels ne permettrait pas de déceler la moindre différence en matière de sexe, de race ou de religion, car nous appartenons tous à une seule et même espèce. Par contre, si l’on interroge un homme ou une femme sur l’amour, le sexe ou la famille, les réponses risquent de diverger. Un juif et un musulman en Israël réagiront différemment aux questions sur Gaza, la Cisjordanie ou Jérusalem. Un catholique et un protestant en Irlande du Nord risquent d’afficher une vision radicalement opposée de l’histoire de leur pays.
Nous avons acquis une perception du monde qui détermine nos priorités et nos gestes. À l’échelle de la planète domine la conviction que notre espèce est dotée d’une intelligence extraordinaire, qu’elle se classe au sommet de l’évolution et qu’elle peut exploiter son environnement comme bon lui semble. Nous nous sentons fondamentalement déconnectés de la nature et, par le fait même, non responsables des conséquences écologiques de nos gestes. Même à la conférence de Paris sur le climat en 2015, le sentiment d’urgence face aux changements climatiques a été atténué par le souci tout aussi présent de protéger l’emploi, d’évaluer les coûts financiers de l’aide aux pays vulnérables et même de trouver des façons de poursuivre l’exploitation des combustibles fossiles, la cause même de la crise.
Nous ne pouvons tout simplement pas voir le monde comme un gisement à exploiter sans nous soucier des conséquences. De nombreux peuples autochtones parlent de notre planète comme de la « Terre-mère ». Il ne s’agit pas là d’une interprétation romantique, poétique ou métaphorique. Il faut la prendre au sens premier. Nous sommes issus de la terre. Chaque cellule de notre corps est composée de molécules dérivées d’espèces végétales et animales, gonflée d’eau, énergisée par la lumière du soleil captée par la photosynthèse et par l’oxygène atmosphérique.
Il y a quelques années, j’ai visité un village perché dans les Andes au Pérou. Depuis leur tendre enfance, les habitants y apprennent que la montagne est une apu, une déesse, et qu’aussi longtemps que cette apu projettera son ombre sur le village, elle déterminera le destin de ses habitants. La façon dont ces gens traiteront leur montagne sera bien différente de celle de quelqu’un à Trail, en Colombie-Britannique, qui se fait dire depuis des années que les montagnes environnantes regorgent d’or et d’argent.
Une forêt est-elle un lieu sacré ou une réserve de bois et de pâte à papier? Les rivières sont-elles les artères de la terre ou des sources d’énergie et d’irrigation? Le sol est-il un habitat d’organismes ou de la vulgaire terre de remblais. Les autres espèces sont-elles nos cousines biologiques ou nos proies? Notre maison est-elle notre foyer ou une simple propriété?
Lorsque nous aurons compris que notre existence, notre santé et notre bonheur dépendent de la Terre-mère, nous n’aurons pas le choix de changer radicalement la façon dont nous la traitons. Lorsque nous rejetons des déchets toxiques et des pesticides dans l’air, dans l’eau et dans le sol, c’est notre mère et nous-mêmes que nous empoisonnons. Lorsque nous forons par fracturation, nous contaminons notre air et notre eau. Lorsque nous faisons des coupes forestières à blanc, nous déversons des résidus miniers dans les lacs et les rivières, nous transformons les espaces naturels en fermes et en banlieues, nous minons la capacité de la biosphère à nous fournir l’essentiel à la vie.
Est-ce ainsi que nous devons traiter notre source de vie? Jusqu’à ce que la société comprenne et agisse en conséquence, nous ne serons pas en mesure d’agir efficacement pour nous assurer un avenir viable.
David Suzuki est scientifique, vulgarisateur, auteur et cofondateur de la Fondation David Suzuki.